Le chaos régnait. Partout. On tentait de sauver ses possessions, sa peau si on était
moins bête, ou si l’on comprenait la situation plus clairement. Et puis il y en
avait aussi, qui, toujours, derrière leurs bureaux, tentaient de sauver la
république.
Il rentrait d’Orly, ou il venait de voire Dunderdale, un ami Anglais, qui était venu
évacuer un polonais, très cher aux services de renseignements britanniques. Un
coup d’œil lui avait fait comprendre que Dunderdale était désolé, mais que son
petit avion officiel ne pouvait prendre personne d’autre. De toute façon, il
n’avait pas envisagé cette solution pour fuir. Il aurait été porté déserteur.
Même pendant une invasion on prend le temps de faire l’appel.
Vite, très vite, il avait rejoint le quai d’Orsay, et avait monté quatre à quatre les
marches de l’escalier.
« Monsieur Langeron ? » Il
avait demandé au fonctionnaire derrière le bureau.
« En bas, occupé à surveiller le
chargement des péniches. » L’autre n’avait pas relevé le nez de son
travail.
Il était rapidement redescendu. Roger Langeron, préfet de police de Paris,
supervisait effectivement le chargement des dernières caisses dans deux
péniches à vapeur. Il n’avait pas l’air surpris de le voir.
« Vous allez avec eux. Il y a
vingt-cinq kilos de dynamite avec tous ce fatras. Le conducteur connait la
route, vous n’avez qu’à saborder. Personne ne doit avoir ces documents. »
Ils descendirent ensemble dans une des péniches. Un homme installait un
pavillon prioritaire, bien visible, sur le pont.
« Qu’est ce que c’est ? » Il
ouvrit une des caisses. Elle était remplie de papiers.
« Tous les documents du quai. Et
quelques autres. Ces caisses là, particulièrement, vous y faites attention. Ce
sont toutes les fiches sur les familles juives qu’on a pu trouver. Ca n’empêchera
rien, mais au moins ca les ralentira. Et puis, peut-être qu’il y en aura qui
parviendront à passer entre les mailles du filet… »
« Monsieur le préfet ? » Un
des gendarmes demanda, en rentrant à moitié à l’intérieur « Nous
appareillons. »
Le préfet
leur dit au revoir, les gendarmes et lui, en leur répétant de saborder la
péniche s’ils étaient arrêtés.
« Il était temps. Les frisés seront là
dans moins de deux jours. »
***
L’écluse était en miettes. Des bouts de la porte flottaient sur l’eau, les bords du
canal étaient éventrés, et l’eau coulait librement. Pour la péniche, en
revanche, cela aurait été plus difficile de passer.
« Y’a pas a dire, c’est drôlement
précis, leurs stukas. »
Ils cachèrent la péniche dans des roseaux, sur le bord du Loing, et la sabordèrent.
« Voilà. Quelques tonnes de papier
buvard en plus pour les poissons. »
« Qu’est ce qu’on fait
maintenant ? » L’autre péniche avait pris un autre chemin. Avec un peu
de chance, elle serait plus rapide que l’avancée allemande.
« Nous on doit marcher jusqu'à la
gendarmerie. On fera notre rapport là. Vous venez avec nous ? »
Il réfléchit un moment. « Je vais me
débrouiller, merci. Bonne chance. » Lui et les gendarmes partirent dans
deux directions opposées, eux vers le sud-est, lui vers le nord-ouest.
Après vingt minutes de marche, par pure chance, il arriva à une intersection. Un
groupe de mobilisés du centre s’y tenaient. Ils le prirent dans leur camion en
échange de directions. Il avait eu la chance de s’ennuyer beaucoup, enfant, et
de se distraire en apprenant les grandes routes de France par cœur. Ils
seraient à Brest le 17 juin.
***
Il se promenait sur le quai militaire, attendant, comme tous les autres. Peu de gens
avaient des ordres, encore moins avaient les ressources pour les exécuter.
« Z’avez du feu ? »Un marin
lui demandait, une cigarette à la main.
« En permission ? » lui
demanda-t-il, en tendant son briquet.
« Non, coulé. Sabordé, plutôt. »
Il lui rendit son briquet.
« Comment ça, sabordé ? »
« Ordres de l’amiral Darlan, le grand
gourou. Tous les navires qui ne sont pas en état de prendre la mer doivent se
saborder. Sinon, départ vers les Antilles, Dakar, ou un port anglais. La
plupart partent vers les ports français. Sauf les sous-marins. Leur navire
ravitailleur, le Jules Verne, est
parti plus tôt, menant tambour battant neuf petits de 600 tonnes, et cinq gros
de 1500 tonnes. »
« Il y en a encore qui
restent ? »
Le marin ricana « Oui, si l’on
veut ! Y’en a quelque uns sur lesquels les ingénieurs s’épuisent, pour les
rendre étanches avant l’après-midi. Sinon, il y a le Surcouf, mais lui, on est même pas sur qu’il parte. »
Le Surcouf n’avait pas été très dur à trouver. Il était en carénage, complètement
à sec, pour réparations. Des jurons sortaient ostensiblement de ses entrailles,
traitant éperdument le moteur de tous les noms possibles et imaginables.
Un officier se tenait sur le bord, seul. Il se tourna vers lui tandis qu’il
approchait.
« Un problème ? »
« Non, mon capitaine, mais je cherche
à rejoindre l’Angleterre, et j’entends que vous partez. »
L’homme fit une grimace. « Vous n’êtes
pas de la navale, vous. De toute façon, ca n’a pas d’importance. On ne peut pas
y aller au diesel, et nous ne sommes pas sûrs de réparer les moteurs
électriques. »
« Mais…si vous y arrivez ? »
Le capitaine réfléchit un instant.
« Vous pouvez venir. Soyez ici à six heures du matin. Mais, je ne garantis
pas qu’on parte. »
***
Un cri collectif de joie fut poussé par les sous-mariniers lorsque, après
plusieurs heures de harcèlement par l’équipe d’ingénieurs, les moteurs
électriques daignèrent enfin donner signe de vie. Le sous-marin s’arma
rapidement, et commença la traversée. Une large portion de la flotte française,
ou, plus précisément, tout ce qui avait un canon, des marins, et était en état
de flotter, partait en même temps qu’eux. Le plus impressionnant départ fut
celui du Richelieu, l’énorme cuirassé,
une des fiertés de la marine française, qui les dépassa allègrement.
« Quatre nœuds, quatre nœuds. »
murmurait le capitaine « Je suis humilié. Le plus grand sous-marin du
monde quitte le port, sur ses moteurs auxiliaires, incapables de plonger, à
quatre nœuds de vitesse. »
« C’est toujours ça que les Allemands
n’auront pas. »
Ils regardaient avec une pointe de
tristesse la côte française qui s’éloignait.
« Ca se voit que vous n’êtes pas de la
navale. »
« Non, je suis volontaire temporaire
dans la gendarmerie. Comment le savez-vous ? »
« Les marins savent que le mon n’est pas un adjectif possessif,
mais l’abréviation de monsieur. Et,
depuis la défaite de Trafalgar, les officiers n’ont pas le droit d’être appelés
monsieur capitaine, dans la marine. Que
comptez-vous faire en Angleterre ? »
« Pour un début, écouter la BBC. J’ai
une assez bonne notion de l’anglais pour comprendre si on engage des
français. »
« Faites comme vous voulez. On y sera
vers 22 heures. » Dit le capitaine. « 22 heures du 18 juin
1940 »
by Pacome Cardon
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